« L’Art de la défaite »
Depuis maintenant deux ans, Emmanuel Ballangé travaille à une série de gouaches sur papier de petits formats, parallèlement à une production sur toiles de formats plus grands. Peu à peu, au fil des années, le contenu de sa peinture s’est modifié. D’une surface toujours saturée de couleurs, aux formes souvent indéterminées, parfois complexes, superposées, repeintes, retravaillées, détournées, il opère aujourd’hui une sorte de réduction plastique, dans laquelle le plan se présente comme une mise en scène confrontant deux éléments. Deux éléments, comme deux hémisphères : l’un formel, l’autre informel. Deux éléments qui se contre-carrent - ou pas -, qui s’opposent - ou pas.
Ici, la volonté de l’artiste est de se défaire de toute appropriation subjective, de repousser les limites de l’attendu, du code visuel et s’inscrire dans une abstraction impure. Le rythme binaire de chaque œuvre renvoie à une sorte de contrainte libératrice. Ainsi, chaque peinture surprend par sa dualité, par ce jeu de lutte entre deux éléments ou groupes d’éléments. Groupe de triangles contre groupes de taches; serpentin contre rectangle; entrelacs contre points; baudruche contre grille… On peut ici tout à fait entendre « contre » dans ses différentes acceptions : le contact, l’opposition, la défense, l’échange ».
Parce que peindre en 2020 consiste à être conscient que l’Art contemporain n’est pas dupe et que la peinture abstraite aujourd’hui ne peut rien inventer d’inédit, l’artiste ne peut donc que faire des tentatives sans chercher de réponses. Emmanuel Ballangé, assurément peintre contemporain, signe avec ce travail une sorte de manifeste que l’on pourrait placer volontiers du côté de « l’Art de la défaite ». Chez lui, le jeu, par avance perdu, se débarrasse de toute règle, pour emprunter un chemin autre, un hors-piste duquel surviennent des formes simples et improbables, des géométries décalées, des excroissances virales, des ramifications anarchiques…
Les formes, les gestes que celles-ci ont généré, jusqu’aux couleurs souvent impures, presque salies, sont là comme par « désabus » de confiance, mais tellement réjouissantes! - Des roses délavés côtoient des bleus-violacés, des verts d’eau troubles approchent des rouges carbonisés… Des formes à géométrie variable sont tracées, d’autres ont l’air éclatées voire éclaboussées; des prémices d’objets demeurent sans définition; des absurdités visuelles se créent (comme ces sortes de filets de sécurité troués ou ces entremêlements de lignes maladroits); parfois de simples ronds s’alignent, parfois des carrés, rectilignes ou mal échafaudés. Dans cette organisation binaire, la peinture peut parfois être liquide, presque transparente, alors que d’autres fois elle se constitue en épaisseur comme par nécessité. Mais toujours elle nous atteint dans un degré de sidération ou d’exaspération.
La peinture comme expérience prend ici son plein sens. E. B. ne cherche pas à muséographier son œuvre, il cherche à l’expérimenter loin de toute vanité egocentrée.
Et s’il doute du bien-fondé de ce qu’il crée, sa capacité à inventer les critères d’une esthétique du défaut, de l’esquive, du demi-tour est évidente; tout comme est évidente sa légitimité à assurer l’avenir d’une certaine peinture contemporaine abstraite.